Fiez-vous donc au nom des rues et à leur physionomie
doucereuse !... Lorsque après avoir enjambé barricades et mitrailleuses, je
suis arrivé là-haut derrière les moulins de Montmartre et que j'ai vu cette
petite rue des Rosiers, avec sa chaussée de cailloux, ses jardins, ses maisons
basses, je me suis cru transporté en province, dans un de ces faubourgs
paisibles où la ville s'espace et diminue pour venir mourir à la lisière des
champs. Rien devant moi qu'une envolée de pigeons et deux bonnes soeurs en
cornette frôlant timidement la muraille. Dans le fond, la tour Solférino,
bastille vulgaire et lourde, rendez-vous des dimanches de banlieue, que le
siège a rendue presque pittoresque en en faisant une ruine.
À mesure qu'on avance, la rue s'élargit, s'anime un peu. Ce
sont des tentes alignées, des canons, des fusils en faisceaux ; puis sur la
gauche, un grand portail devant lequel des gardes nationaux fument leurs
pipes. La maison est en arrière et ne se voit pas de la rue. Après quelques
pourparlers, la sentinelle nous laisse entrer... C'est une maison à deux
étages, entre cour et jardin, et qui n'a rien de tragique. Elle appartient aux
héritiers de M. Scribe...
Sur le couloir qui mène de la petite cour pavée au jardin,
s'ouvrent les pièces du rez-de-chaussée, claires, aérées, tapissées de papier
à fleurs. C'est là que l'ancien Comité central tenait ses séances. C'est là
que, dans l'après-midi du 18, les deux généraux furent conduits et qu'ils
sentirent l'angoisse de leur dernière heure, pendant que la foule hurlait dans
le jardin et que les déserteurs venaient coller leurs têtes hideuses aux
fenêtres, flairant le sang comme des loups ; là enfin qu'on rapporta les deux
cadavres et qu'ils restèrent exposés pendant deux jours.
Je descends, le coeur serré, les trois marches qui mènent au
jardin ; vrai jardin de faubourg, où chaque locataire a son coin de
groseilliers et de clématites séparés par des treillages verts avec des portes
qui sonnent... La colère d'une foule a passé là. Les clôtures sont à bas, les
bordures arrachées. Rien n'est resté debout qu’un quinconce de tilleuls, une
vingtaine d'arbres fraîchement taillés, dressant en l'air leurs branches dures
et grises, comme des serres de vautour. Une grille de fer court derrière en
guise de muraille, et laisse voir au loin la vallée, immense, mélancolique, où
fument de longues cheminées d'usines. Les choses s'apaisent comme les êtres.
Me voilà sur la scène du drame, et cependant j'ai peine à en ressaisir
l'impression. Le temps est doux, le ciel très clair. Ces soldats de Montmartre
qui m'entourent ont l'air bon enfant. Ils chantent, ils jouent au bouchon. Les
officiers se promènent de long en large en riant. Seul, un grand mur, troué
par les balles, et dont la crête est tout émiettée, se lève comme un témoin et
me raconte le crime. C'est contre ce mur qu'on les a fusillés.
Il paraît qu'au dernier moment
le général Lecomte, ferme et
résolu jusqu'alors, sentit son courage défaillir. Il essaya de lutter, de
s'enfuir, fit quelques pas dans le jardin en courant, puis, ressaisi tout de
suite, secoué, traîné, bousculé, tomba sur ses genoux et parla de ses enfants
:
« J'en ai cinq », disait-il en sanglotant.
Le coeur du père avait crevé la tunique du soldat. Il y avait
des pères aussi dans cette foule furieuse : à son appel déchirant quelques
voix émues répondirent ; mais les implacables déserteurs ne voulaient rien
entendre :
« Si nous ne le fusillons pas aujourd'hui, il nous fera
fusiller demain. »
On le poussa contre la muraille. Presque aussitôt un sergent
de la ligne s'approcha de lui :
« Général, lui dit-il, vous allez nous promettre... » Et tout à
coup, changeant d'idée, il fit deux pas en arrière et lui déchargea son
chassepot en pleine poitrine. Les autres n'eurent plus qu'à l'achever.
Clément Thomas, lui, ne faiblit pas une minute. Adossé au même
mur que Lecomte, à deux pas de son cadavre, il fit tête à la mort jusqu'au
bout et parla très noblement. Quand les fusils s'abaissèrent, il mit, par un
geste instinctif, son bras gauche devant sa figure, et ce vieux républicain
mourut dans l'attitude de César... À la place où ils sont tombés, contre ce
mur froid et nu comme la plaque d'un jardin de tir, quelques branches de
pêcher s'étalent encore en espalier, et, dans le haut, s'ouvre une fleur
hâtive, toute blanche, que les balles ont épargnée, que la poudre n'a pas
noircie...
... En sortant de la rue des Rosiers, par ces routes
silencieuses qui s'échelonnent au flanc de la Butte pleine de jardins et de
terrasses, je gagne l'ancien cimetière de Montmartre, qu'on a rouvert depuis
quelques jours pour mettre les corps des deux généraux. C'est un cimetière de
village, nu, sans arbres, tout en tombeaux. Comme ces paysans rapaces qui en
labourant leurs champs font disparaître chaque jour un peu du chemin de
traverse, la mort a tout envahi, même les allées. Les tombes montent les unes
sur les autres. Tout est comble. On ne sait où poser les pieds.
Je ne connais rien de triste comme ces anciens cimetières. On
y sent tant de monde, et l'on n'y voit personne. Ceux qui sont là ont l'air
d'être deux fois morts.
... « Qu'est-ce que vous cherchez ? » me demande une espèce de
jardinier, fossoyeur, en képi de garde national, qui raccommode un entourage.
Ma réponse l'étonne. Il hésite un moment, regarde autour de
lui, puis, baissant la voix :
« Là-bas, me dit-il, à côté de la capote. »
Ce qu'il appelle la capote, c'est une guérite en tôle vernie
abritant quelques verroteries fanées et de vieilles fleurs en filigrane... À
côté, une large dalle nouvellement descellée. Pas de grille, pas
d'inscription. Rien que deux bouquets de violettes, enveloppés de papier
blanc, avec une pierre posée sur leurs tiges pour que le grand vent de la
Butte ne les emporte pas... C'est là qu'ils dorment côte à côte. C'est dans ce
tombeau de passage qu'en attendant de les rendre à leurs familles, on leur a
donné un billet de logement, à ces deux soldats.
Alphonse Daudet
in Quarante ans de Paris, 1857-1897, le 22 mars 1871 : le jardin de la rue des rosiers.
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