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Luc-Olivier Merson : La légende de Jaccopo Luno


portrait de luc-olivier merson
Luc-Olivier Merson (1846-1920)
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Oeuvre
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Les timbres de France au type Merson
Les timbres étrangers au type Merson


L'ILLUSTRATION - NOEL 1907




La Légende de Jaccopo Luno, nouvelle, par IVAN STRANNIK, illustrée par LUC-OLIVIER MERSON, de l'Institut.
Le récit légendaire auquel un remarquable écrivain, Ivan Strannik, a donné un caractère à la fois si naïf et si raffiné avait son illustrateur désigné en M. Luc-Olivier Merson. Nul n'apporta, dans son œuvre entière, plus de respect, de vénération pour les vieilles croyances, que le peintre de l'Angelo pittore, du Saint François d'Assise prêchant aux poissons, du Repos en Egypte. La belle conviction, la foi sincère de l'artiste a vivifié son talent, a fait autant pour nous émouvoir que ses rares et graves qualités de peintre.


La légende de Jaccopo Luno illustrée par Luc-Olivier Merson


Lettrine J - La légende de Jaccopo Luno illustrée par Luc-Olivier Merson accopo LUNO était beau comme Lucifer, impertinent comme un page, souple et agile comme un singe. Le plus joyeux garçon de Florence, aux jours de Florence heureuse et qu'éclairait déjà l'aube de la Renaissance prochaine. A le voir passer par les rues étroites, chantant, la tète haute, les yeux rieurs, les femmes sentaient leur cœur battre plus vite. Si la rue dormait accablée sous le soleil de midi, Jaccopo n'en regardait pas moins les fenêtres voilées de rideaux longs : il savait que son regard croiserait d'autres regards, inaperçus de lui; il savait quels visages et roses ou pâles de passion l'épiaient, et à tous il envoyait sa chanson... Jeunes filles et jeunes femmes, toutes belles et toutes gracieuses, devaient ainsi connaitre que Jaccopo Luno longeait leurs demeures et pensait à elles.

Il y avait une rue, si petite que, de ses deux mains étendues, Jaccopo aurait pu saisir à la volée deux roses qu'on aurait, de deux fenêtres oppo­sées, laissé choir. Une fois, il eut cette chance; mais une grêle de paroles rapides, sonores et dures comme une pelletée de cailloux était ensuite simultanément partie des deux fenêtres. Les donneuses de roses avaient oublié Jaccopo pour s'injurier d'importance, l'une l'autre... Jaccopo rit très fort, sans presser sa marche indolente; et, quand il apprit que Zulietta, ayant griffé Maria à la joue, avait été mordue par elle au poignet, il en témoigna une exubérante gaieté. Le soir surtout, il aimait à se promener. Mais alors il ne chantait pas. Il se glissait comme une ombre leste et bientôt retrouvait l'amoureuse que son caprice appelait. Il l'attirait à lui; de sa main nerveuse, il la flattait aux épaules, et il la grisait de ses baisers.
- Jaccopo, tu ne m'aimeras guère longtemps! disait-elle.
- Toujours, toujours je t'aimerai; tu sais que je suis fidèle! répondait Jaccopo.
- Oui, oui, répliquait-elle en se débattant à peine, nous sommes beaucoup à le savoir !...
- Tu es venue, c'est tout ce qu'il faut. Et tu as bien fait, car je t'aimerai, toi, toujours! disait Jaccopo.
Elles se laissaient prendre à ces paroles, dociles aux conseils de la jeunesse qui n'a qu'un temps et, d'ailleurs, assurées que Jaccopo Luno vaincrait la résistance la plus héroïque: alors, à quoi bon résister?...
*
*  *

Ainsi l'existence de Jaccopo était allègre et dissipée, mais il faisait un métier grave. Sculpteur en bois de figurines pieuses, il ornait les églises et les chapelles; il y plaçait, afin qu'ils accueillissent les dévotes prières, des saints attentifs et puissants. Il taillait aussi dans le chêne dur de fines grilles de chapelles et des stalles pour les chanoines; et, parmi les ornements de ces belles œuvres, il enroulait de subtils et véridiques feuillages autour de monstres singuliers et grimaçants il merveille. Entre les sculpteurs de sa ville et de son temps, il n'avait pas d'égal. Un peu de la noblesse de son métier s'attachait à lui: prêtres et moines le respec­taient. On prédisait qu'un jour le pape lui commanderait un christ pour son oratoire.
Une fois, un bedeau, sous le porche de Sainte-Cécile, déclara tout haut qu'à son avis Jaccopo sculptait comme un sorcier. Les femmes se signèrent vite; mais leur admiration pour Jaccopo Luno s'accrut encore.
Le fait est que tout lui réussissait. II n'accompagnait pas son travail d'invocations pieuses; il ne s'y préparait pas au moyen de méditations et de jeûnes. Mais, en maniant ses outils, il sifflait et chantait; et, si quelque admiratrice fervente et jolie entrait dans son atelier, il ne négligeait pas de lui adresser de galants propos.
Zulietta s'écriait :
- Jaccopo, si le grand saint Jean-Baptiste que tu sculptes allait t'en vouloir de ton impiété? - Mais non! répondait Jaccopo. Ceci n'est pas encore saint Jean­-Baptiste; ce n'est qu'une statue de bois. Quand on l'aura bénite, à l'église, elle sera saint Jean-Baptiste. Et ne dis pas que je suis un impie: ce n'est pas vrai! Zulietta le croyait grand clerc, admirait avec timidité son raisonnement et finissait par se taire.
Jean-Baptiste, rugueux et fougueux; Moïse, farouche et dur; les monstres de l'Apocalypse, étaient les sujets préférés de Jaccopo. De saintes, il n'en sculptait pas. Quand on lui demandait pourquoi, il tâchait, en riant fort, d'éluder la question...
- Les saintes? Je ne sais pas leur parler, disait-il... Et il faut que je parle à mon œuvre... Allons donc, mon gaillard, tonne, fulmine! . Et il ajoutait à la bouche de saint Jean-Baptiste un pli amer, presque haineux.
*
*  *

Un jour, le puissant seigneur Lorenzo Polo vint trouver Jaccopo dans son atelier... Lorenzo était riche incalculablement. Tout le monde, lui le premier, savait que son opulence avait été mal acquise, mais cela n'enlevait rien à sa puissance ni à sa morgue. Cependant. comme il se faisait vieux, il rêvait d'un accommodement avec le ciel. II édifia dans son domaine, sur le bord de l'Arno, un vrai bijou d'église. On disait tout bas qu'il avait choisi cet emplacement pour sanctifier le lieu d'un crime; mais, tout haut, on louait le seigneur Lorenzo de sa grande piété... L'église était toute prête ; on la consacrerait dans peu de semaines.
Lorsque survint Lorenzo, en robe de damas rouge toute bordée de fourrure, en haut bonnet pointu, le menton dans son col et les mains perdues en de longues manches qui laissaient à peine passer le bout de ses doigts, Jaccopo le salua profondément. II se courba, son corps faisant avec ses jambes un angle droit; il appuya contre son cœur une de ses mains et, de l'autre, à plusieurs reprises, il balaya le plancher devant lui avec son couvre-chef. Sa tête seule restait levée; et il l'agitait, en signe de respect, de telle façon que ses boucles blondes sautaient drôlement. La suite du seigneur Lorenzo se demandait avec terreur si .l'on ne se moquait pas un peu du visiteur magnifique. Mais Jaccopo, tout en roulant les yeux et faisant des mines, demeurait grave.
Lorenzo, ébahi, tardait à parler.
- Que me veut le puissant seigneur Lorenzo Polo, orgueil de notre ville! dit enfin Jaccopo. Et en quoi pourrais-je, indigne, le servir!
- Voici... commença Lorenzo.
Jaccopo traîna au milieu de l'atelier un superbe fauteuil tout sculpté, dans lequel Zulietta et d'autres femmes amaient à s'asseoir pour y avoir l'air de reines. Lorenzo s'y hissa lourdement et n eut pas l'air d un roi.
- Voici ce qui m'amène, dit-il. Tu es habile dans ton métier, Jaccopo...
Jaccopo avait repris son attitude habituelle, dégingandée et gouailleuse, il se tut.
- Mon église, au bord de l'Arno, est bientôt prête.
- Un chef-d'œuvre, seigneur! dit Jaccopo... Un peu trop basse, les vitraux bien étroits... Mais jolie, très jolie, parée, ornée... Un vrai nid à prières...
- Trop basse! murmura Lorenzo, révolté.
- L'insolent, qui se permet de critiquer! chuchotait la suite de Lorenzo.
Mais, comme celui-ci maîtrisait sa colère, la suite elle aussi recommença de sourire.
- Je voudrais, dit Lorenzo, que tu fisses la statue de la Vierge. Tu sais que l'église sera dédiée à Notre-Dame et tu comprends l'honneur que je l'accorde, la confiance que je mets en toi.
- Je rends mille grâces à Votre Seigneurie, dit J accopo, mais je refuse! Lorenzo devint blême. Il crut que Jaccopo lui en voulait de faire sa commande si tard et de ne pas lui avoir pris d'autres statues. Pour s'excuser, il ajouta:
- J'ai fait transporter dans la nouvelle église tous les..saints et tous les ornements pieux de mes nombreux oratoires... Mais je veux une grande statue de Notre-Dame et je t'en confie l'exécution....
- J'ai très bien entendu, répondit Jaccopo; seulement, je refuse.
- Sans demander le prix?
- Sans le demander.
- C'est trois cents livres! dit cependant Lorenzo.
- Pour mille,je n'accepterais pas. .
- Cing cents!
- Non!
Lorenzo frémissait de colère. Derrière lui, rangés en demi-cercle, ses suivants faisaient de grands gestes indignés. L'offre était superbe!... A quoi pensait Jaccopo?.. Dédaigner ainsi l'homme le plus opulent de la ville!..
- Sept cents! grinça Lorenzo.
Jaccopo allait refuser encore, quand il vit, dans la fenêtre, le visage de Zulietta que crispait la cupidité. L'idée de couvrir d'or cette belle fille ébranla soudain sa résolution:
- J'accepte! dit-il en souriant.
Lorenzo, qui tremblait d'entendre Un nouveau refus, le haït d'avoir su lui arracher une somme si forte.
Mais, en Jaccopo, n'apparaissait aucun signe de triomphe. Il avait. l'air triste et inquiet: cela adoucit un peu le seigneur Lorenzo, qui, déroulant un parchemin, déclara:
- Voici les indications que tu auras à suivre.
Jaccopo, de ses longs doigts souples, prit le parchemin, vérifia que les indications étaient peu nombreuses: son orgueil d'artiste ne souffrit pas. Sans un mot de remerciement, il annonça:
- Vous aurez la statue. Elle vous sera livrée la veille du jour de la consécration.
Il était si pâle et ses yeux brûlaient d'un feu si étrange que Lorenzo n'osa point le traiter avec le mépris dont il accablait, d'habitude, tout homme qu'il payait. Le riche seigneur partit en saluant très bas, Jaccopo oublia de le reconduire jusqu'au seuil.
*
*  *

Jaccopo constata bientôt que la chance lui demeurait fidèle. Il réussit à trouver, pour y sculpter la Vierge, un tronc de chêne excellent, dur comme le fer, sec comme l'amadou, sonore comme une cloche; il le caressait des mains et du regard...

La légende de Jaccopo Luno illustrée par Luc-Olivier Merson

« Oh! mon agneau sans tache ! Oh! ma perle d'Orient ! » murmurait-il.
Et il mêlait à ses mots de tendresse des réminiscences bibliques. Puis il tomba dans une rêverie qui dura plusieurs jours. Quand Zulietta lui adressait la parole, il la rabrouait. Elle allait et venait, dans l'atelier, plus morte que vive, les yeux fixés sur Jaccopo, quêtant un regard, redoutant une injure. Elle ne voulait pas le quitter, cependant, car elle l'aimait; et elle convoitait l'argent qui devait venir. Enfin, après trois jours presque silencieux, Jaccopo daigna parler...
- Comment tiendrais-tu ton petit enfant, si tu en avais un, Zulietta? demanda-t-il.
Zulietta ferma les yeux à demi, et sa voix se fit très douce.



La légende de Jaccopo Luno illustrée par Luc-Olivier Merson


- Je le serrerais contre moi pour qu'il eût bien chaud, et je me pencherais sur lui pour chercher son petit regard vague, et j'attraperais de mes lèvres ses menottes roses, et je lui dirais pour qu'il le sût toujours: « Tu es mien, mien, mien! » .
- C'est ça, s'écria Jaccopo. Eh bien, moi, je ferai une femme qui tient son enfant du bout de ses frêles mains et qui ne veut pas l'attirer à elle, qui regarde à ses pieds une foule prosternée et qui dit : « Il est vôtre! »
Zulietta ne comprenait rien à ce langage. Mais, tout à son rêve de maternité, elle avait une expression béate de nourrice et balançait son beau corps épanoui. Jaccopo continua :
- Je la ferai mince comme un roseau ou comme un lys, innocente comme un rayon de soleil. Sa .petite tête acceptera avec humilité le poids de la couronne descendue sur elle...
- Et tu auras sept cents livres - conclut Zulietta - sans compter la gloire!
Elle s'approchait de lui, l'haleine chaude et les bras ouverts. Les seins, au-dessus du corselet noir, tendaient la toile de la chemise.
- Va-t'en! dit Jaccopo.
Il la chassait ainsi fréquemment. Sa Madone semblait l'avoir accaparé. Il devenait plus austère qu'un moine. L'inspiration ne le quittait plus. Il gardait son habileté de sorcier; mais son sourire avait disparu. Il maigrissait et son visage, idéalisé, était encore plus beau.
Il adorait sa statue; Zulietta la détestait.
Il s'endormait, le soir, roulé dans son manteau, aux pieds de la Madone, la tête sur un tronc de bois. A l'aube, il s'agenouillait, il interrogeait son œuvre avec crainte et, comme il voyait qu'elle était bonne, il se remettait au travail dès la première clarté du jour.
Zulietta lui laissa terminer la statue. Mais, la dernière nuit, comme Jaccopo dormait, souriant enfin, elle saisit la Madone, la chargea à grand effort de ses deux bras sur un chariot et la roula dehors.
Sous les étoiles, elle eut grand peur.
« Elle n'est pas encore consacrée, se dit Zulietta pour se donner du courage, ce n'est qu'un morceau de bois sculpté. »
Vite, elle poussa le chariot vers l'Arno et culbuta la Madone dans le fleuve. Des étoiles se réfléchissaient à la surface de l'eau. Zulietta crut y reconnaître les sept cents livres d'or que sa jalousie venait de gaspiller.
Elle eut l'orgueil et aussi, un peu, l'horreur d'elle-même.

*
*  *

Doucement, comme un chien battu, elle rentra dans la maison de Jaccopo et grimpa, solitaire, jusqu'à la soupente. Jaccopo fut réveillé au matin par des cris. L'atelier s'emplit de gens qui vociféraient et parmi lesquels Jaccopo reconnut la suite habituelle du seigneur Lorenzo. Zulietta était là et criait plus fort que personne :

- La Madone a disparu! La Madone a disparu !...
Jaccopo chancelait, muet et fou.
- Oui, elle a disparu! criait-on.
Des prêtres et des moines hurlaient :
- La Madone n'a pas voulu qu'un impie sculptât son image! Elle a détruit l'œuvre du mécréant sans en laisser nulle trace.
- Quelle idée, aussi, eut le seigneur Lorenzo de choisir ce garçon!... Nous le connaissons, nous; et nous savons ce qu'il vaut !...

De larges faces, de gros yeux entouraient Jaccopo. .Des mains crochues voulaient déchirer ses vêtements.
Mais, à ce moment-là, dévalait de la colline vers la maison de Jaccopo, une foule en liesse, chantante, éperdue, ivre de joie et d'enthousiasme : hommes et femmes en habits de fête, prêtres portant des bannières qui se balançaient au soleil et accrochaient ses rayons avec leur dorure.
Les gens de l'atelier se turent soudain et regardèrent arriver cette foule. Ils l'entendirent qui annonçait :
- La Madone est dans l'église!... La Madone n'a pas voulu attendre qu'on vînt la chercher.
Mais elle a quitté, toute seule l'atelier du pieux artiste et, flottant sur les ondes, elle est allée à son sanctuaire. Au pied de l'église, parmi les barques amarrées, on a trouvé, ce matin notre douce Mère qui, balancée par le remous de l'eau, les yeux tournés vers le ciel, tenait son fils dans ses bras et ne s'éloignait pas de la rive par elle choisie !... Déjà des paralytiques marchent et des possédés proclament la grandeur de Dieu !... Le miracle était manifeste.




Ceux qui avaient menacé de lapider Jaccopo baisaient maintenant ses habits, se prosternaient devant lui.
Pâle et grelottant d'émoi, Jaccopo laissait faire et ne comprenait qu'une chose: sa Madone était bénie entre toutes les images de Notre-Dame. Il fut port& en triomphe jusqu'à l'église. Du seuil, il aperçut la Vierge qui l'accueillait de son doux regard incliné. Il courut à elle et il s'effondra, brisé et palpitant.
Il fut acclamé comme un saint. Mais il demeura sourd aux louanges; et il adora son œuvre en tremblant d'humilité.
Pendant tout le service divin, il fut prosterné. Le visage enfantin, candidement étonné, de la Vierge l'effrayait et le rassurait tour à tour. Son cœur défaillait. Sa joie était aiguë et torturante. Il crut mourir; il crut qu'il était mort et que son âme seule subsistait, jouet d'une béatitude trop forte.
L'orgue emplissait l'église de ses musiques formidables. La multitude chantait comme jamais elle n'avait chanté. On eût dit qu'auprès de chaque fidèle un ange gardien chantait aussi. Le ciel se mêlait à la terre.
Et puis, il y eut un long silence. La foule s'écoula, riche de sa foi renouvelée. Mais Jaccopo ne quittait pas la statue. Le seigneur Lorenzo s'approcha:

- Jaccopo, lui dit-il, ton travail est béni et la grâce du ciel est descendue sur mon église. Voici un millier de livres. Il déposa dans la main de Jaccopo, étendue sur la pierre; une lourde bourse; puis il s'éloigna avec respect.
. Jaccopo ne bougeait toujours pas. On souffrit qu'il demeurât seul dans l'église; mais Zulietta se glissa près de lui...
- Jaccopo, lui dit-elle, on pourrait te voler ton argent... Si j'en prenais soin pour toi?...
Il ne répondit pas : Zulietta emporta la bourse.
L'extase de Jaccopo eut une fin; mais son âme en garda le souvenir.
Il crut au miracle : il consacra à la douce Vierge tout son cœur et toutes ses pensées. II prit en horreur l'existence qu'il avait menée, il se consuma en remords et se livra aux pratiques de la dévotion la plus austère. Véritablement, il fut un saint.
Zulietta attendit plusieurs semaines que Jaccopo oubliât la Madone. Quand elle vit que cette passion nouvelle était irrémédiable, elle courut chez le frère Filippo et, avec de grands gestes désordonnés, elle exigea qu'il voulut bien la confesser.

- Il n'y a pas eu de miracle, avoua-f-elle en sanglotant. J'avais dérobé la Vierge; c'est moi. qui J'ai jetée à l'Arno...
Le frère pâlit; mais, étant sage et soucieux des véritables intérêts spirituels, il répondit, après un peu de recueillement:

- Il y a eu miracle! Tu ne dois pas troubler par tes jolies anecdotes les croyants. C'est toi qui as jeté la Vierge dans l'Arno... Mais c'est elle Qui a permis ton action; et c'est elle qui, voyageant sur les eaux, sut trouver, entre toutes, son église et s'y arrêter. Le miracle est inouï et confond l'intelligence humaine.
Zulietta, en se tordant les bras, objectait :
- La statue a descendu le courant de l'Arno: et elle s'est arrêtée à l'endroit où la rivière est barrée par des barques...
- Tais-toi, folle! c'est le malin qui t'insuffle ces idées-là!...
Zulietta, bien vite, se signa; et, afin de ne pas obéir au malin, elle crut au miracle.
Elle ajouta, très bas:
- Les mille livres de Jaccopo sont chez moi; je les lui garde. Je les ai cachées dans ma paillasse.
Frère Filippo répondit :
- Admire, Zulietta, la mansuétude de la Vierge. Elle n'interrompt pas la suite abondante de ses miracles. Elle a sauvé du péril mortel l'âme de Jaccopo. Avec les mille livres du seigneur Lorenzo, tu peux, Zulietta, épouser un honnête homme... Mon neveu Filippino voudra bien de toi, puisque la Vierge te protège ostensiblement... Tu chan­geras de conduite: ce miracle sera digne des précédents.
Zulietta ne refusa point d'être, elle aussi, l'objet d'un miracle... Mais elIe courut demander l'avis de Jaccopo : il ne parut pas l'entendre. Alors, elle devint l'honnête épouse du jeune Filippino, qu'elle enrichit.
Lorsqu'elle venait à l'église, elle y avait une place d'honneur. Et bientôt elle cessa de chercher des yeux Jaccopo qui se tenait à l'ombre dans un coin car jamais il ne la regardait.
Jaccopo ne sculpta plus aucune image, Dieu lui ayant repris le don qu'il lui avait prêté; mais, en dédommagement, il lui accorda le don sacré des larmes. Jaccopo sut aussi chanter divinement. Souvent, dans l'église déserte, il chantait tout seul des. cantiques à la Vierge. Les passants s'arrêtaient pour l'écouter et ils disaient avec une pieuse admiration:

« Personne n'a la voix aussi pure et aussi forte que Jaccopo Luno. Il chante comme s'il allait mourir. car il est impossible ,de chanter longtemps ainsi!... »
Et, pour le révérer davantage. on aimait à se rappeler qu'il avait été la proie de Satan.
Jaccopo vécut jusqu'à ce qu'il eût racheté toutes ses fautes. Le jour qu'on baptisa l'enfant de Zulietta, son chant fut plus suave que jamais... L'amour divin le consuma. Les austérités brisèrent son corps. Il mourut après trois années de prière continue. Frère Filippo le trouva, un matin, étendu devant la Madone, les bras en croix et mort.
Frère Filippo essaya en vain de lui fermer les paupières. On enterra Jaccopo aux pieds de la Madone. A travers la dalle funèbre, le regard du sculpteur allait encore à la Vierge qu'il avait sculptée. L'église du seigneur Lorenzo profita d'une grande renommée; et bien que jaccopo Luno n'eût pas été canonisé, personne ne douta jamais qu'il ne fût un intercesseur efficace.
Sur sa tombe, les personnes qui avaient la foi obtinrent des grâces innombrables.

IVAN STRANNIK.

DESSINS DE LUC-OLIVIER MERSON
La légende de Jaccopo Luno illustrée par Luc-Olivier Merson



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Toussaint COPPOLANI
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